6.

Les Mangeurs

 

L’espace d’une seconde, Horza ne sentit plus son poids. Les remous qui s’engouffraient par la porte arrière s’emparèrent de lui et l’attirèrent à eux. Il se retint vivement à la rainure murale. La navette piqua du nez, le rugissement du vent s’accrut. Horza flottait, les yeux clos, les doigts cramponnés à la rainure, attendant le moment où ils s’écraseraient ; mais au lieu de cela l’appareil se redressa, et il se retrouva debout.

— Mipp ! hurla-t-il.

Il s’avança en titubant vers la porte de communication. Il sentit la navette virer de bord et jeta un regard par l’ouverture. Ils tombaient toujours.

— C’est fini, Horza, fit la voix affaiblie de Mipp. Je n’ai plus aucun contrôle sur l’appareil. (L’homme semblait épuisé, en proie à un désespoir tranquille.) Je retourne vers l’île. On n’arrivera pas jusque-là, mais… On va s’écraser dans très peu de temps… Tu ferais mieux de te coucher par terre contre la cloison et de te préparer au choc. Je vais essayer de nous poser aussi doucement que…

— Mipp, coupa Horza en s’asseyant par terre, le dos à la cloison. Est-ce que je peux faire quelque chose ?

— Non, rien. On y est. Désolé, Horza. Cramponne-toi.

Le Métamorphe fit exactement l’inverse : il se laissa aller. L’air qui pénétrait furieusement par la porte lui hurlait aux oreilles ; la navette tremblait sous son corps. Dehors, le ciel était bleu. Il aperçut des vagues… Son dos restait juste assez contracté pour lui permettre de plaquer sa tête contre la paroi. Alors il entendit Mipp pousser un long cri, un cri inarticulé exprimant la terreur pure ; un son bestial.

L’appareil heurta une surface indéterminée. Il y eut un choc violent qui aplatit momentanément Horza contre la cloison. Puis la navette releva légèrement le nez. Pendant quelques instants il se sentit très léger ; il entrevit des vagues et de l’écume blanche par la porte arrière, puis tout cela disparut et fut remplacé par le ciel. Alors l’appareil plongea à nouveau et il ferma les yeux.

Ils s’écrasèrent dans les vagues, puis s’immobilisèrent sous l’eau. Horza se sentit aplati contre la paroi comme par la patte d’un gigantesque animal. Ses poumons se vidèrent, ses oreilles carillonnèrent, sa combinaison le meurtrit. Il fut secoué, écartelé, et juste au moment où l’impact semblait prendre fin, un second choc s’abattit sur ses reins, sa nuque et son crâne. Il se retrouva aveugle.

Sa première sensation fut qu’il était environné d’eau. Il haleta, crachota en se débattant dans le noir ; il heurtait des deux mains des surfaces dures aux brisures acérées. Il entendit l’eau gargouiller, sentit sa propre respiration entrecoupée former des bulles à la surface. Il cracha pour expulser le liquide qui lui emplissait la bouche, puis toussa.

Il flottait dans une eau tiède emplissant à demi une poche d’air plongée dans les ténèbres. La quasi-totalité de son corps lui faisait mal, chaque membre, chaque parcelle clamait haut et fort son propre message de douleur.

Il explora précautionneusement l’espace restreint qui le retenait prisonnier. La paroi s’était effondrée ; il se trouvait – enfin ! – dans la cabine de pilotage avec Mipp. Il trouva le corps de ce dernier tassé entre le siège et le tableau de bord, coincé, inerte, cinquante centimètres sous la surface de l’eau. Son crâne, que Horza pouvait tâter en passant la main entre le repose-tête et ce qui devait être l’intérieur de l’écran de contrôle principal, bougeait trop librement dans le col de sa combinaison ; le front était défoncé.

Le niveau de l’eau montait. L’air fuyait par le nez fracassé de la navette, qui flottait et dansait verticalement dans la mer. Horza comprit qu’il devrait plonger et se diriger à la nage vers l’habitacle, puis gagner les portes arrière, sinon il serait pris au piège.

Pendant une minute, il inspira aussi profondément que le lui permettait sa cage thoracique endolorie ; la montée des eaux lui repoussait la tête en arrière, dans l’angle formé par le haut, du tableau de bord et le plafond de la cabine. Puis il plongea tête la première.

Il se propulsa pour repartir vers l’arrière, dépassant le siège broyé où Mipp avait trouvé la mort, puis les panneaux en métal léger de la cloison. Il distinguait sous lui une zone rectangulaire plus claire, vaguement gris-vert. L’air contenu dans sa combinaison bouillonnait tout autour de lui, remontait le long de ses jambes, jusqu’à ses pieds. Il y en avait aussi dans ses bottes, qui formèrent une bouée improvisée et ralentirent un instant sa progression ; l’espace d’une seconde, il crut qu’il n’y arriverait pas, qu’il resterait suspendu là, la tête en bas, jusqu’à ce qu’il se noie. Mais l’air s’échappa par les trous des tirs-laser de Lamm, et Horza s’enfonça à nouveau.

Il nagea péniblement vers le rectangle de lumière, puis s’engagea dans l’ouverture et se retrouva dans les profondeurs miroitantes de l’eau vert jade, au-dessous de la navette ; il donna un coup de pied et entama son ascension ; il creva bientôt la surface au milieu des vagues et, hors d’haleine, emplit ses poumons d’un air tiède et pur. Ses yeux s’adaptèrent aux rayons obliques mais encore radieux du soleil ; c’était la fin de l’après-midi.

Il agrippa le nez cabossé et crevassé de la navette – qui dépassait de deux mètres au-dessus de la surface –, et regarda autour de lui dans l’espoir d’entrevoir l’île ; mais en vain. Se contentant pour le moment de pédaler sur place en laissant se remettre son corps et son esprit malmenés, Horza regarda le nez pointé de l’appareil s’enfoncer graduellement dans l’eau tout en s’inclinant quelque peu vers l’avant, de sorte qu’au bout d’un temps, la navette se retrouva presque à l’horizontale, le dos à peine émergé. Les muscles des bras douloureusement contractés, le Métamorphe réussit finalement à se hisser sur la navette et resta étendu là, comme un poisson échoué sur la plage.

Puis il s’employa à neutraliser un par un les signaux de douleur dans son corps, tel un serviteur fourbu qui ramasse çà et là les débris d’objets fragiles après la crise de rage destructrice de son maître.

Ce fut à ce moment-là seulement, au milieu des vaguelettes qui venaient clapoter contre la partie supérieure du fuselage, qu’il se rendit compte d’une chose : l’eau qu’il avait avalée puis recrachée était de l’eau douce. Il ne lui était pas venu à l’idée que la Mer Circulaire puisse ne pas être salée comme tous les océans planétaires, ou presque ; non, pas le moindre arrière-goût de sel. Au moins ne mourrait-il pas de soif. Il s’en réjouit.

Il se mit prudemment debout au centre de la carlingue. Les vagues venaient lui lécher les pieds. Scrutant les alentours, il finit par apercevoir l’île. Elle lui parut bien petite, bien éloignée sous les premières lueurs du soir, et, s’il sentait une faible brise soufflant plus ou moins en direction de l’île, il n’y avait aucun moyen de savoir vers où l’emporteraient les courants.

Alors il se rassit, puis se recoucha, laissant les eaux de la Mer Circulaire napper la surface plane de l’appareil et heurter avec de petits bouillonnements d’écume sa combinaison durement éprouvée. Au bout d’un moment il sombra tout bonnement dans le sommeil, sans l’avoir délibérément cherché mais sans essayer non plus de résister. Il s’autorisa donc une heure de léthargie.

Lorsqu’il s’éveilla, il vit que le soleil, toujours assez haut dans le ciel, avait pris une teinte d’un rouge plus sombre au-delà des couches de poussière qui surplombaient le lointain Mur-Limite. Il se remit sur ses pieds ; la navette ne semblait pas s’être enfoncée davantage. L’île n’était plus tout à fait aussi lointaine ; manifestement, les vents ou les courants l’entraînaient plus ou moins dans la bonne direction. Il se rassit.

Il faisait toujours tiède. Horza songea à ôter sa combinaison, puis se ravisa ; tout inconfortable qu’elle fût, sans elle il aurait froid. Il se recoucha.

Il se demanda où pouvait être Yalson. Avait-elle survécu à la bombe de Lamm, au naufrage du Mégavaisseau ? Il l’espérait. D’ailleurs, c’était probable ; il n’arrivait pas à l’imaginer mourante ou morte. Ce raisonnement n’était pas très solide, et il refusait de se considérer comme superstitieux, mais cette impossibilité de l’imaginer morte lui procurait un certain réconfort. Elle s’en sortirait. Il fallait autre chose qu’une bombe nucléaire tactique et une collision entre un navire d’un milliard de tonneaux et un iceberg de la taille d’un petit continent pour régler son compte à cette fille… Il se surprit à sourire en la revoyant en pensée.

Il aurait bien continué à penser à elle, seulement pour l’heure, il avait un autre sujet de préoccupation.

Ce soir, il se métamorphoserait.

Que faire d’autre, en effet ? Même si, à présent, ce n’était plus réellement nécessaire. Kraiklyn était sans doute mort et, dans le cas inverse, il était peu probable qu’ils se retrouvent un jour. Le Métamorphe s’était pourtant préparé à la transformation ; son corps était prêt, et il n’avait pas de meilleure idée.

Il se dit que la situation était loin d’être désespérée. Il n’avait aucune blessure grave, il semblait se diriger vers l’île, où la navette se trouvait peut-être encore, et s’il y parvenait à temps, il restait toujours Évanauth, avec cette partie de Débâcle. Et puis de toute façon, à l’heure qu’il était, il se pouvait que la Culture fût à sa recherche ; il valait donc mieux ne pas conserver trop longtemps la même identité. Pourquoi pas ? se dit-il. Allons-y pour la métamorphose. Il s’endormirait sous l’aspect de Horza tel qu’on le connaissait, et à son réveil, il serait la copie conforme du commandant de la Turbulence Atmosphérique Claire.

Il apprêta du mieux qu’il put son corps meurtri et douloureux en vue de l’altération : en décontractant ses muscles, en préparant glandes et amas cellulaires, en donnant ordre à son cerveau d’émettre des signaux destinés au reste de son corps, par l’intermédiaire de nerfs que seuls les Métamorphes possédaient.

Il regarda le soleil, bas sur l’horizon, passer par toutes les nuances successives de rouge.

Oui, il allait dormir ; dormir et devenir Kraiklyn ; adopter encore une fois une nouvelle identité, une autre forme à ajouter à celles, nombreuses, qu’il avait déjà contrefaites au cours de son existence…

Peut-être la transformation s’accomplirait-elle en vain ; peut-être ne prendrait-il cet aspect que pour se voir mourir dans une autre peau que la sienne. Mais, songea-t-il, qu’est-ce que j’ai à perdre ?

Horza contempla l’œil cramoisi du soleil déclinant jusqu’à sombrer dans le sommeil de la métamorphose, et, malgré ses paupières closes qui elles aussi changeaient, en s’installant dans la transe il eut l’impression de voir encore cette lueur mourante…

 

Des yeux d’animal. Des yeux de prédateur. De bête en cage qui regarde au-dehors. Ne jamais dormir, être trois personnes à la fois. Posséder : fusil, vaisseau, Compagnie. Pas grand-chose encore, peut-être, mais un jour, un jour… Avec un tout petit peu de chance, pas plus que la moyenne… Un jour il leur montrerait. Lui savait à quel point il était bon. Lui savait pour quoi il était fait, et qui était fait pour lui. Les autres n’étaient que des pions ; ils lui appartenaient parce qu’ils étaient placés sous son commandement. C’était son vaisseau, après tout. Les femmes, surtout ; de simples pièces dans son jeu. Elles pouvaient entrer dans sa vie et en ressortir, cela lui était bien égal. Avec ces individus, il suffisait de prendre les mêmes risques qu’eux pour qu’ils vous trouvent formidable. Ils ne voyaient pas que, pour lui, le risque n’existait pas ; il avait encore beaucoup à faire dans sa vie, et il savait qu’il ne mourrait pas bêtement dans un petit combat minable. Un jour, la galaxie entière connaîtrait son nom, et quand sa dernière heure serait venue, elle prendrait son deuil, ou bien le maudirait… Il ne savait pas encore très bien lequel des deux… Cela dépendrait peut-être du sort que lui réserverait la galaxie d’ici là… Tout ce qu’il lui fallait, c’était une toute petite ouverture, le genre de chose dont avaient bénéficié en leur temps les autres chefs, avec leurs Compagnies plus importantes, plus brillantes, plus réputées, plus redoutées et plus respectées. Oui, c’était ainsi que cela avait dû se passer pour eux… Ils paraissaient peut-être plus grands que lui ne l’était pour le moment, mais un jour, tous porteraient sur lui un regard admiratif, tous. Et tous connaîtraient son nom : Kraiklyn !

 

Horza s’éveilla à l’aube. Il était toujours couché sur le dessus de la carlingue chahutée par les vagues, comme un objet rejeté par la mer qu’on a ensuite disposé bien à plat sur une table. Il était encore à moitié endormi. La température avait baissé, la lumière était plus faible et tirait plus vers le bleuté ; mais cela mis à part, rien n’avait changé. Il se laissa à nouveau glisser dans le sommeil, loin des souffrances et des espoirs perdus.

Rien n’avait changé… sauf lui.

Il dut gagner l’île à la nage.

À son second réveil, ce matin-là, il s’était senti différent, en meilleure forme, reposé. Le soleil s’élevait au-dessus de la brume.

L’île s’était rapprochée, mais s’il n’intervenait pas il allait passer au large. Les courants l’emportaient, lui et la navette, en le maintenant à deux kilomètres environ des récifs et des bancs de sable qui entouraient l’île. Il se maudit d’avoir dormi si longtemps. Il enleva sa combinaison désormais inutile, et qui méritait bien d’être enfin mise au rebut, et l’abandonna sur le toit à peine émergé de la navette. Il avait faim, son estomac gargouillait, mais il se sentait en pleine possession de tous ses moyens, et tout à fait capable de rejoindre la terre ferme à la nage. Il estima la distance à près de trois kilomètres. Il plongea et se mit à brasser puissamment l’eau. Sa brûlure de laser à la jambe droite le faisait souffrir et son corps était endolori en de multiples endroits, mais il y arriverait ; il s’en savait capable.

Au bout de quelques minutes, il jeta un unique regard en arrière et distingua la combinaison, mais pas la navette. Vide, le vêtement évoquait le cocon déserté de quelque animal récemment métamorphosé, flottant, ouvert et vacant, à la surface des vagues qui venaient derrière lui. Le Métamorphe se remit en mouvement.

L’île se rapprochait, mais lentement. L’eau tout d’abord tiède semblait se refroidir, et ses douleurs se réveiller. Il voulut ne pas en tenir compte, essaya même de les neutraliser, mais vit bien qu’il ralentissait l’allure, qu’il avait pris un départ trop rapide. Il se reposa donc quelques instants en faisant du surplace, puis, après avoir bu un peu d’eau, il repartit en se propulsant plus régulièrement, avec une détermination grandissante, vers le monticule gris que formait l’île à l’horizon.

Il prit une nouvelle fois conscience de sa bonne fortune. Il n’avait pas été sérieusement blessé dans l’accident – même si ses contusions se rappelaient constamment à son souvenir, comme des cousins trop bruyants qu’on aurait enfermés dans une pièce tout au fond de la maison, et rendaient la concentration problématique. L’eau tiède, qui commençait toutefois à se rafraîchir, était douce : il éviterait donc la déshydratation. Il lui vint tout de même à l’esprit que, salée, elle l’aurait mieux porté.

Il nageait toujours. La tâche aurait dû être aisée, mais il avait de plus en plus de mal à avancer. Il cessa de s’en préoccuper pour se concentrer sur sa progression, la lente poussée rythmique de ses membres qui lui faisait fendre, surmonter, franchir les vagues. Fendre, surmonter, franchir…

Par ma seule force physique, se disait-il. Par ma seule force physique.

La montagne de l’île grandissait peu à peu. Il avait l’impression de l’ériger lui-même, comme si l’effort requis pour lui faire prendre de l’ampleur dans son champ de vision était de même nature que le travail nécessaire à son édification ; comme s’il l’assemblait, roc après roc, de ses propres mains…

Deux kilomètres. Puis un.

Le soleil se détacha de l’horizon, s’éleva dans le ciel.

Enfin vinrent les premiers récifs, les premiers hauts-fonds ; il les dépassa, en proie à un engourdissement croissant ; l’eau était à présent moins profonde.

Une mer de douleur. Un océan d’épuisement.

Il nagea vers la plage, franchissant un éventail de vagues et d’embruns émanant du récif qu’il venait de traverser…

… et eut la sensation de ne pas avoir laissé sa combinaison en arrière : on aurait dit qu’il l’avait toujours sur le dos, et que, raidie par la rouille ou par l’âge, emplie de liquide ou de sable mouillé, elle l’enfonçait dans l’eau, entravait ses mouvements, le tirait vers l’arrière.

Il entendait le ressac sur la plage ; en levant les yeux, il aperçut des gens sur le sable : des individus minces à la peau sombre qui, vêtus de haillons, s’assemblaient autour de tentes ou de feux de camp, ou bien allaient et venaient de-ci de-là. Il y en avait aussi dans l’eau, devant lui ; ils avançaient en portant des paniers, de grands paniers à claire-voie calés sur la hanche dans lesquels ils plaçaient des objets qu’ils ramassaient dans l’eau.

Ils ne l’avaient pas vu. Il continua donc de crawler lentement en agitant faiblement les jambes.

Les moissonneurs de la mer ne semblaient pas se rendre compte de sa présence ; ils pataugeaient comme si de rien n’était en s’arrêtant de temps en temps pour fouiller le sable à leurs pieds ; leurs yeux balayaient, sondaient, scrutaient, mais restaient rivés devant eux. Ils ne le voyaient pas, lui. Il ralentit encore, haletant, à bout de forces. Ses mains refusaient de sortir de l’eau, ses jambes demeuraient paralysées…

Puis, par-dessus le bruit des vagues, comme en un rêve, il entendit des cris çà et là, suivis d’éclaboussures de plus en plus rapprochées. Une vague le souleva et, nageant toujours, il vit venir dans sa direction quelques individus maigrichons portant pagne et tunique en lambeaux.

Ils l’aidèrent à franchir les brisants, à traverser les nappes peu profondes et striées de soleil qui bordaient le rivage, puis à gagner le sable doré où il resta étendu, immobile, tandis que des êtres minces et hagards s’attroupaient autour de lui en parlant à mi-voix dans une langue qu’il n’avait encore jamais entendue. Il voulut bouger et n’y réussit pas. Ses muscles s’étaient mués en bouts de chiffons flasques.

— Bonjour, coassa-t-il.

Il essaya de les saluer dans toutes les langues qu’il connaissait, mais aucune ne parut établir la communication. Il les dévisagea. Ils étaient humains, certes, mais le terme recouvrait tant d’espèces différentes de part et d’autre de la galaxie qu’on pouvait débattre à l’infini pour déterminer qui l’était et qui ne l’était pas. Comme souvent, trop souvent, l’opinion générale commençait à coïncider avec celle de la Culture. Celle-ci établissait des lois (encore que, bien sûr, la Culture n’ait aucune loi à proprement parler) définissant la nature humaine, le degré d’intelligence de telle ou telle espèce (tout en affirmant bien haut que l’intelligence pure n’avait guère de sens en soi), ou la durée souhaitable de l’existence humaine (mais seulement à titre indicatif, naturellement), et les gens acceptaient tout cela sans rechigner, car tout le monde ajoutait foi à la propagande de la Culture, tout le monde la croyait juste, impartiale, désintéressée, uniquement préoccupée par la vérité absolue… et ainsi de suite.

Alors ces gens qui l’entouraient, étaient-ils réellement humains ? Ils étaient à peu près de la taille de Horza, avec en gros la même structure osseuse, la même symétrie bilatérale, le même appareil respiratoire. Quant aux visages – bien que tous fussent différents –, ils avaient des yeux, une bouche, un nez, des oreilles.

Mais ces êtres étaient tous plus maigres qu’ils n’auraient dû, et leur peau, en dehors des nuances de couleur variées, avait un aspect malsain.

Horza resta couché là sans bouger. Il se sentait de nouveau très lourd, mais au moins se trouvait-il à présent sur la terre ferme. D’un autre côté, il semblait y avoir pénurie de nourriture sur cette île, à en juger par l’état des personnes qui l’entouraient. C’était sans doute pour cela qu’ils étaient si maigres. Il leva péniblement la tête et s’efforça de regarder, entre la rangée de jambes décharnées, en direction de la navette entrevue précédemment. Il en distingua tout juste la partie supérieure, qui pointait au-dessus des longs canoës échoués sur le sable. Ses portes arrière étaient ouvertes.

Une odeur lui parvint aux narines et lui souleva le cœur. Il laissa retomber sa tête sur le sable, exténué.

Les conversations cessèrent et les individus filiformes à la peau naturellement sombre ou bien brûlée par le soleil se retournèrent pour faire face à l’intérieur des terres. Ils s’écartèrent juste au niveau de la tête de Horza ; mais celui-ci eut beau rassembler toutes ses forces, il ne réussit ni à se redresser sur un coude, ni à tourner la tête pour voir qui – ou ce qui – venait. Il se contenta donc d’attendre. Alors, sur sa droite l’assistance fit un pas en arrière et une file composée de huit hommes fit son apparition ; tous tenaient de la main gauche une longue perche, le bras droit levé afin de conserver leur équilibre. C’était la litière qu’il les avait vus emporter dans la jungle la veille, lors de son passage au-dessus de l’île à bord de la navette. Il chercha à voir ce qu’elle supportait. Deux rangées d’hommes firent pivoter la litière de manière à la lui présenter de face, puis la posèrent au sol. Alors les seize hommes s’assirent, l’air épuisés. Horza en resta bouche bée.

La litière contenait l’être humain le plus gros, le plus obscène dans son obésité qu’il ait jamais vu de sa vie.

C’était ce géant qu’il avait pris la veille pour une pyramide de sable doré, en voyant la litière et son monstrueux fardeau depuis la navette de la TAC. Il ne s’était pas tellement trompé, finalement ; du moins pour la forme générale. Quant à la substance… Ce vaste cône de chair était-il homme ou femme ? Il n’aurait su le dire. D’amples replis de chair nue évoquant des mamelles se répandaient sur les régions supérieure et médiane de sa poitrine, mais pour retomber sur un torse glabre présentant des moutonnements encore plus impressionnants qui venaient se nicher en partie entre les masses énormes des jambes fléchies, et en partie par-dessus celles-ci, pour s’étaler ensuite sur la toile de la litière. Horza ne décela pas le moindre vêtement sur son corps, mais pas trace non plus d’organes génitaux ; quel que soit leur aspect, ils étaient enfouis sous les bourrelets de chair mordorée.

Horza chercha à distinguer la tête. Juché au sommet d’un cou en cône épais, dépassant d’un rempart de doubles mentons concentriques, un dôme glabre de chair boursouflée laissait voir des lèvres molles et pâles au tracé inégal, un petit nez en trompette et des fentes qui devaient renfermer des yeux. L’ensemble reposait sur ses couches successives de graisse, cou, épaules et buste, telle une grosse cloche d’or au faîte d’un temple à étages. Le géant tout luisant de sueur remua subitement les mains : elles se retournèrent au bout de leurs bras gonflés et rebondis comme des ballons jusqu’à ce que les doigts, simplement boudinés, se nouent aussi serré que le leur permettait leur gabarit. Au moment où la bouche s’ouvrait pour parler, un humain efflanqué, dont les haillons étaient moins lacérés que la moyenne, entra dans le champ de vision de Horza et vint se tenir au côté du géant, un pas en arrière.

La tête-cloche s’inclina latéralement de quelques centimètres puis pivota ; le géant – ou la géante ? – lui adressa quelques mots que le Métamorphe ne saisit pas. Puis il ou elle leva les bras avec un effort manifeste et examina le cercle d’humains assemblés autour de Horza. Sa voix rendait un son de graisse figée qu’on déverse dans un pot ; une voix de noyé, songea-t-il, une voix de cauchemar. Il prêta l’oreille, mais ne put en identifier le langage. Il voulut apprécier l’effet produit par les paroles du monstre sur l’assistance famélique, et la tête lui tourna un instant, comme si son cerveau se mouvait dans son crâne resté immobile ; il se revit brusquement dans le hangar de la Turbulence Atmosphérique Claire, sous le regard de la Compagnie, et se sentit tout aussi nu, tout aussi vulnérable que ce jour-là.

— Oh, non… Voilà que ça recommence, geignit-il en marain.

— Oh-hoo ! firent les bourrelets de chair dorée dont la voix dégringola des pentes de chair grasse en passant par toute une série de tonalités défaillantes. Bonté divine ! Voilà que notre don de la mer parle ! (Le dôme dépourvu de toute pilosité se tourna un peu plus vers l’homme qui se tenait debout à ses côtés.) N’est-ce pas merveilleux, monsieur Premier ? gargouilla le monstre.

— Le sort nous est favorable, Prophète, répondit l’autre d’un ton bourru.

— Le sort accorde en effet ses faveurs aux élus, monsieur Premier. Il éloigne nos ennemis et nous apporte un trésor – le butin de la mer ! Que le sort soit loué !

La colossale pyramide de viande tremblota : ses bras s’élevaient, entraînant des replis de chair plus pâle tandis que la tête en forme de tourelle se rejetait en arrière et que la bouche s’ouvrait, révélant un trou d’ombre où de rares crocs luisaient d’un éclat d’acier. Lorsque la voix glougloutante retentit à nouveau, ce fut dans la langue que Horza ne comprenait pas ; il remarqua cependant qu’elle prononçait sans relâche la même phrase. Les autres humains se joignirent au géant et se mirent à agiter les mains au-dessus de leur tête en psalmodiant d’une voix rauque. Horza ferma les yeux, s’efforçant de se réveiller, de sortir de ce qu’il savait pourtant ne pas être un mauvais rêve.

Lorsqu’il les rouvrit, il constata que, toujours psalmodiant, les êtres s’étaient rapprochés de lui et lui cachaient à présent le monstre mordoré. L’air avide, les dents dénudées, leurs mains tendues crochues comme des griffes, le groupe d’humains affamés se jeta sur lui.

Ils lui enlevèrent son short. Il voulut se débattre, mais ils le plaquèrent au sol. Harassé comme il l’était, il n’avait pas plus de force que les affamés, qui n’eurent aucun mal à l’immobiliser ; puis ils le retournèrent à plat-ventre et lui lièrent les mains derrière le dos. Ensuite ils lui attachèrent les pieds et lui fléchirent les jambes jusqu’à ce que ses talons touchent presque ses mains et, pour finir, ils lui ficelèrent ensemble les chevilles et les poignets avec un court morceau de corde. Nu, ligoté comme un animal à l’abattoir, Horza fut traîné sur la plage brûlante, passant non loin d’un feu qui couvait. On le redressa, puis on le fit redescendre verticalement tout contre un piquet planté dans le sable, qui se glissa alors entre son dos et ses membres liés. Ses genoux s’enfoncèrent dans le sable, supportant la plus grande partie de son poids. Le feu brûlait devant lui, une fumée âcre lui revenait dans les yeux ; l’horrible odeur se manifesta de nouveau. Elle semblait provenir d’une série de pots et récipients divers disposés autour du foyer. D’autres feux, d’autres collections de marmites étaient éparpillés sur la plage.

On déposa près du foyer l’énorme tas de viande auquel le dénommé M. Premier donnait le titre de « prophète ». M. Premier se tenait au côté de l’obèse et rivait sur Horza des yeux profondément enfoncés dans leurs orbites, tournant vers lui un visage blême d’une propreté douteuse. Le géant doré frappa dans ses mains potelées et dit :

— Étranger, don de la mer, sois le bienvenu. Je… suis le grand prophète Fwi-Song. (La créature s’exprimait en un marain rudimentaire. Horza voulut ouvrir la bouche pour lui dire son nom, mais l’autre poursuivit :) Tu nous as été envoyé en ces temps difficiles, morceau de chair humaine porté par une marée de néant, chose-moisson arrachée à la vague sans saveur de la vie, friandise à partager et répartir en cette victoire qui est la nôtre sur la bile toxique de l’incroyance. Tu es un signe du Destin, à qui nous rendons grâce !

Les bras imposants de Fwi-Song se levèrent à nouveau ; des bourrelets de chair tremblotèrent de part et d’autre de la tête-tourelle, manquant presque dissimuler ses oreilles. Le monstre cria quelque chose dans son langage inconnu, et la foule reprit sa phrase en la psalmodiant à plusieurs reprises.

Puis les bras étouffés sous la graisse retombèrent.

— Tu es le sel de la mer, don-de-l’océan. (La voix sirupeuse de Fwi-Song revint au marain.) Tu es un signe, une bénédiction du Destin ; tu es l’un devant devenir multiple, l’unique devant être partagé ; à toi l’offrande qui enrichit, la beauté bénie de la transsubstantiation !

Horrifié, Horza contempla le géant doré, incapable de rien trouver à lui dire. D’ailleurs, que dire aux êtres de sa sorte ? Il s’éclaircit la voix, espérant que, tôt ou tard, il redeviendrait capable de répondre, mais à ce moment-là Fwi-Song reprit :

— Apprends donc, don-de-la-mer, que nous sommes les Mangeurs ; les Mangeurs de cendre, Mangeurs de terre, Mangeurs de sable, d’arbres et d’herbe ; les plus fondamentaux parmi les êtres vivants, les plus aimés, les plus réels aussi. Nous avons œuvré pour nous préparer à l’épreuve, et voici que, dans toute sa gloire, ce jour est maintenant tout proche ! (La voix du prophète à peau dorée monta dans les aigus ; Fwi-Song écarta les bras et ses replis de graisse tremblèrent.) Nous voici donc devant toi, attendant le moment de l’ascension qui nous délivrera de la mortalité, à ses ventres vides, ses entrailles évacuées et ses esprits affamés !

Les mains grassouillettes de Fwi-Song se heurtèrent et ses doigts s’entrecroisèrent tels de gros vers engraissés.

— Si je puis me…, coassa Horza.

Mais le géant s’adressait de nouveau à l’assistance pouilleuse de sa voix gargouillante, qui s’éleva au-dessus des sables d’or, des feux de cuisson et de ses sujets ternes et mal nourris.

Horza secoua légèrement la tête et regarda, au-delà de la plage, la navette aux portes béantes qui attendait là-bas. Plus il l’étudiait, plus il avait la conviction d’avoir affaire à un véhicule de la Culture.

Il n’arrivait pas à savoir pourquoi, mais il en était de plus en plus persuadé. La navette pouvait avoir une capacité de quarante ou cinquante passagers ; c’était suffisant pour transporter tout ce qu’il avait vu de la population de l’île. Elle n’avait l’air ni particulièrement récente, ni particulièrement rapide, et ne semblait pas comporter d’armes, mais il y avait quelque chose dans son dessin simple et purement fonctionnel qui évoquait immanquablement la Culture. Si celle-ci se mettait en tête de concevoir une charrette à traction animale ou une automobile, le résultat aurait toujours quelque chose de commun avec l’appareil qui se dressait au bout de la plage, malgré les abîmes de temps entre les époques respectives de ces moyens de locomotion. Il aurait été plus pratique d’utiliser un quelconque emblème, un logo ; mais la Culture était peu disposée à rendre ce service aux autres (on se demandait bien pourquoi), et irréaliste au dernier degré. Elle refusait de se fier aux symboles, soutenant que les choses étaient ce qu’elles étaient et qu’on n’avait donc nul besoin de telles représentations extérieures. La Culture était chaque individu, chaque machine contenus en son sein, et non une seule et unique entité. Il lui était tout aussi impossible de s’emprisonner dans des lois, de s’appauvrir par l’usage de l’argent ou de se donner des chefs qui risqueraient de l’égarer, que de présenter une image trompeuse d’elle-même en ayant recours aux signes.

Néanmoins, la Culture possédait tout de même un jeu de symboles dont elle s’enorgueillissait à loisir ; Horza avait la certitude que, s’il avait bien sous les yeux un vaisseau lui appartenant, il devait s’y trouver quelque part, à l’intérieur ou à l’extérieur, des inscriptions en marain.

Y avait-il un rapport quelconque entre l’appareil et la masse de chair qui continuait de haranguer les humains efflanqués groupés autour du feu ? Horza en doutait. Le marain de Fwi-Song était hésitant et mal maîtrisé. Bien que ses connaissances dans ce domaine fussent elles-mêmes limitées, Horza possédait suffisamment cette langue pour comprendre que le monstre l’écorchait. D’ailleurs, la Culture n’avait pas coutume de prêter ses véhicules aux fanatiques religieux déments. Était-elle donc là pour les évacuer ? Les mettre en sécurité en prévision du moment où la technologie super-évoluée de la Culture heurterait de plein fouet l’Orbitale de Vavatch ? Oui c’était sûrement ça ; le cœur lui manqua. Ainsi, il n’avait aucune porte de sortie. Soit ces cinglés le sacrifiaient, si c’était bien là le sort qu’ils lui réservaient, soit il se retrouverait prisonnier de la Culture.

Il s’obligea à ne pas envisager le pire. Après tout, il avait désormais l’apparence de Kraiklyn et, en fin de compte, il n’était pas tellement probable que les Mentaux de la Culture fassent le rapport entre lui, la TAC et Kraiklyn. Même la Culture ne pouvait penser à tout.

Tout de même… Ils étaient sûrement au courant de sa présence sur la Main de Dieu 137 ; ils savaient sans doute qu’il s’en était échappé, et que la TAC se trouvait dans les parages à ce moment-là. (Il se remémora les statistiques qu’avait données Xoralundra au commandant de la Main ; oui, l’UCG avait dû gagner la bataille… Il se rappela aussi les gauchisseurs cahotiques de la TAC : ils produisaient certainement un sillage que toute UCG qui se respectait pouvait repérer à des siècles de distance.)

Non, cela ne l’étonnerait pas outre mesure. Peut-être testaient-ils tous les individus qu’ils évacuaient de Vavatch. Une seconde leur suffirait ; un échantillon cellulaire, un squame, un cheveu… On pouvait même supposer qu’il avait déjà été testé, par exemple au moyen d’un micromissile dépêché par la navette avec pour mission de prélever un fragment de tissu organique… Il laissa retomber sa tête ; les muscles de son cou le faisaient souffrir, comme tous les autres, comme la totalité de son corps malmené, meurtri, harassé.

Ça suffit, se morigéna-t-il. Assez pensé en termes d’échec. Cesse de t’apitoyer sur ton propre sort. Tire-toi plutôt de ce mauvais pas. Tu as encore tes dents et tes ongles… et aussi ton cerveau. Attends ton heure…

— Car, hélas ! roucoulait Fwi-Song, les êtres sans Dieu, les plus haïs de tous, indignes entre les indignes, les Athées, les Anathématiques nous ont envoyé cet instrument du Néant, du Vide… (Horza leva les yeux et le vit désigner la navette.) Mais notre foi ne faiblira pas ! Nous résisterons à la tentation du Néant qui règne entre les étoiles, domaine des êtres sans Dieu, des Anathématisés du Vide : Nous demeurerons partie de ce qui fait partie de nous ! Nous ne pactiserons pas avec le grand Blasphème de la Matérialité. Nous resterons à l’image du roc et de l’arbre : fermes, enracinés, solides, loyaux et à toute épreuve !

Les bras de Fwi-Song s’écartèrent à nouveau ; il s’exprimait à présent sur le mode tonitruant. L’homme à la voix bourrue, à la peau blême et sale, cria quelque chose à l’assistance, qui lui répondit sur le même ton. De l’autre côté du feu, le prophète sourit à Horza. La bouche de Fwi-Song était un trou noir d’où saillaient, quand ses lèvres souriaient, quatre petits crocs qui luisaient au soleil.

— Et c’est comme ça que vous traitez tous vos invités ? demanda Horza en essayant de ne pas tousser avant la fin de sa phrase.

Il s’éclaircit la gorge. Le sourire de Fwi-Song s’effaça.

— Tu n’es pas un invité, cadeau-de-la-mer, don-du-sel, mais une récompense : à nous de te garder, à moi de t’utiliser. Présent de la mer, du soleil et du vent, offert par le Destin. Hi-hi. (Le sourire de Fwi-Song réapparut, accompagné d’un gloussement de jeune fille, et une de ses grosses mains vint se poser sur ses lèvres pâles.) Le Destin reconnaît son prophète et lui fait parvenir de goûteuses gâteries ! Et juste au moment où certains membres de mon troupeau commençaient à douter, en plus ! N’est-ce pas, monsieur Premier ?

La tête-tourelle se tourna vers la silhouette filiforme de l’homme au visage pâle, qui se tenait, les bras croisés, auprès du géant. M. Premier hocha la tête.

— Le Destin est notre jardinier, dit-il, et notre loup. Il arrache les mauvaises herbes afin d’honorer les plus résistantes. Ainsi parle le prophète.

— Et la parole qui meurt dans la bouche survit dans l’oreille de celui qui la reçoit, ajouta Fwi-Song en retournant son énorme tête vers Horza.

Le prophète…, songea Horza. Au moins, je sais maintenant qu’il est de sexe mâle. Si cela peut m’être d’une quelconque utilité.

— Puissant prophète, reprit M. Premier. (Le sourire de Fwi-Song s’élargit, mais l’obèse ne quitta pas Horza des yeux. L’autre poursuivit :) Le don-de-la-mer devrait connaître le sort qui l’attend. Peut-être Vingt-septième, ce traître, ce lâche…

— Oh, oui ! (Fwi-Song frappa à nouveau dans ses mains et un sourire illumina son visage. L’espace d’une seconde, Horza crut distinguer de petits yeux blancs au fond des fentes tournées vers lui.) Oh, oui, oui ! Faites venir le lâche, que ce qui doit être soit à présent accompli.

M. Premier s’adressa d’une voix vibrante aux humains émaciés regroupés autour du feu. Quelques-uns se levèrent et disparurent derrière Horza, en direction de la forêt. Les autres se mirent à chanter et psalmodier.

Au bout de quelques minutes, le Métamorphe entendit un cri, suivi d’une série de hurlements, de glapissements de plus en plus rapprochés. Enfin les hommes revinrent avec un tronc d’arbre court et épais tout à fait comparable à celui auquel était attaché Horza. Un jeune homme y était suspendu et se balançait en se débattant tout en vociférant dans la même langue inconnue. Le Métamorphe vit la sueur et la salive dégoutter du visage du jeune homme pour aller ensuite souiller le sable. Le tronc d’arbre était épointé à une extrémité, celle qu’ils plantèrent dans le sol de l’autre côté du feu, de manière que les deux prisonniers se retrouvent face à face.

— Ceci, libation apportée par la mer et à moi destinée, dit Fwi-Song à Horza en indiquant le jeune homme qui, tremblant et gémissant, roulait des yeux fous et bavait, ceci est mon méchant garçon, baptisé Vingt-septième à sa seconde naissance. Il était l’un de nos fils très respectés et fort aimés, un des oints, un de nos frères-morceaux de choix, une de nos papilles-sœurs sur la vaste langue de la vie. (L’obèse gloussait tout en parlant, comme s’il se rendait compte de l’absurdité du rôle qu’il jouait mais ne pouvait s’empêcher d’en rajouter.) Cette écharde issue de notre arbre, ce grain de sable issu de notre plage, ce dépravé a osé courir vers le véhicule sept fois maudit envoyé par le Vide. Il a méprisé le fardeau dont nous lui avions fait cadeau afin de l’honorer ; il a choisi de nous abandonner et de fuir sur le sable quand l’ennemi venu d’ailleurs nous a survolés hier. Il n’a pas eu confiance en notre grâce salvatrice et a préféré se tourner vers un instrument de ténèbres et de néant, vers l’ombre macérée des êtres sans âme, les Anathématiques. (Fwi-Song contempla l’homme qui tremblait toujours contre son piquet sous les yeux de Horza, et son visage prit une expression sévère, chargée de reproche.) Par la grâce du Destin, le traître qui a fui nos rangs et mis en danger la vie de son prophète a été repris, afin qu’il prenne conscience de ses funestes égarements et fasse pénitence de son crime odieux.

Le bras de Fwi-Song retomba. Sa tête boursouflée opina.

M. Premier appela les êtres rassemblés autour du feu, qui se tournèrent vers le dénommé Vingt-septième et entonnèrent un chant. Les odeurs répugnantes revinrent piquer les yeux et les narines de Horza.

Pendant que les autres psalmodiaient sous le regard de l’obèse, M. Premier et deux des disciples femmes se mirent à fouir le sable pour en extraire deux sacs. Ils retirèrent de ceux-ci de minces bandelettes de tissu, dont ils entreprirent ensuite de recouvrir leurs corps. Tandis que M. Premier se parait, Horza aperçut une arme à projectiles d’allure assez encombrante glissée dans un baudrier de ficelle sous sa tunique crasseuse. Il en conclut que c’était avec cela qu’on avait tiré sur la navette, lorsqu’il avait survolé l’île avec Mipp.

Le jeune homme ouvrit les yeux, vit les trois individus enveloppés dans leurs bandelettes et se mit à crier.

— Vois comme l’âme éperdue réclame à grands cris son châtiment, comme elle supplie qu’on lui accorde le remords, la paix de la souffrance régénératrice, fit en souriant Fwi-Song, qui regardait Horza. Notre enfant Vingt-septième sait ce qui l’attend, et si son corps – dont la faiblesse a d’ores et déjà été révélée – se rompt dès avant la tempête, son âme, elle, s’écrie : « Oui ! Oui, puissant prophète ! Viens à mon secours ! Fais que je devienne partie intégrante de toi ! Accorde-moi ta force ! Viens à moi ! » N’est-ce pas là un son bien doux aux oreilles, bien ennoblissant pour l’âme ?

Horza regarda le prophète dans les yeux mais ne répondit pas. Le jeune homme criait toujours et s’efforçait de se libérer. M. Premier était prosterné devant lui, à genoux, tête basse, et marmonnait des mots inaudibles. Les deux femmes ficelées de tissu terne remplissaient des récipients pleins de liquide fumant à partir des bacs et autres pots disséminés autour du feu, et le faisaient réchauffer sur les flammes. Horza huma de nouveau les mêmes odeurs qu’avant, et sentit son estomac se soulever encore.

Fwi-Song s’adressa aux femmes dans leur langue. Elles regardèrent Horza, puis vinrent à lui munies de leurs récipients et les lui placèrent sous le nez. Il détourna la tête et fronça le nez de dégoût devant ce qui évoquait, pour l’œil comme pour l’odorat, des entrailles de poisson baignant dans une sauce aux excréments. Puis elles remportèrent leur infâme brouet dont la puanteur lui resta dans les narines. Il s’efforça de respirer par la bouche.

Celle du jeune homme était à présent maintenue en position ouverte par des cales en bois ; ses cris avaient pris une autre tonalité. M. Premier l’immobilisait, et les femmes lui faisaient avaler louche après louche de leur mixture. Il rechignait, geignait, s’étranglait et cherchait à recracher le tout. Puis il poussa un ultime gémissement et vomit.

— Laissez-moi vous montrer mon armure, mon bienfait, reprit Fwi-Song à l’intention de Horza en saisissant un objet dissimulé derrière son énorme corps.

Il fit apparaître un paquet de chiffons qu’il entreprit de défaire, révélant progressivement un certain nombre de dispositifs métalliques semblables à des pièges qui étincelaient au soleil. Un doigt dans la bouche, l’obèse examina sa collection ; puis il s’empara d’un des petits appareils et le plaça dans sa cavité buccale en l’ajustant sur les pivots qu’y avait entrevus Horza.

— Là, reprit-il en relevant la tête vers lui avec un sourire triomphal. Qu’est-che que tu penches de cha ? (Le dentier, une double rangée de pointes inégales et acérées, scintilla dans sa bouche.) Ou de chelles-là ?

Fwi-Song échangea son dentier contre un autre, composé cette fois de crocs minuscules et fins comme des aiguilles, puis un autre pourvu de dents inclinées pareilles à des crochets à barbillons, et encore un autre, dont les dents étaient toutes percées d’un trou.

— Bas mal, hein ? (Il garda en bouche le dernier dentier et sourit à nouveau ; puis il se tourna vers M. Premier.) Qu’est-che que vous en dites, monchieur Premier ? Celui-là ? Ou alors… (Il ôta les dents à trou et en essaya un autre jeu, présentant cette fois des crocs effilés comme des lames.) Cha ? Moi, che les trouve plutôt bien. Oui, commenchons par chelles-chi. Châtions donc ches garnements.

La voix de Vingt-septième se faisait rauque. Quatre hommes s’agenouillèrent et lui soulevèrent une jambe. On transporta la litière de Fwi-Song devant le prisonnier ; l’obèse dénuda ses dents pointues, puis se pencha en avant et, avec un bref mouvement de tête, arracha un des orteils de Vingt-septième. Horza détourna les yeux.

Pendant la demi-heure qui suivit, et qu’il consacra à festoyer sans hâte, le prophète grignota diverses parties du corps de Vingt-septième en s’attaquant, grâce à ses différents dentiers, aux extrémités et aux rares dépôts adipeux qui demeuraient sur son corps. À chaque nouvel emplacement choisi pour la boucherie, le jeune homme retrouvait assez de souffle pour hurler.

Tantôt Horza observait la scène, tantôt il préférait regarder ailleurs ; tantôt il se mettait lui-même au défi de trouver comment punir cette grotesque caricature d’être humain, tantôt il se prenait simplement à souhaiter qu’on en finisse, que cesse cet épouvantable carnage. Fwi-Song garda pour la fin les doigts de son ex-disciple, puis se servit du dentier à trous comme d’un instrument à dénuder les fils électriques.

— Exchtrêmement chavoureux, proféra-t-il enfin en essuyant son visage tout ensanglanté sur son colossal avant-bras.

Vingt-septième était terrassé ; gémissant, dégoulinant de sang, il n’était plus qu’à demi conscient. On le bâillonna avec un lambeau de tissu, puis on le cloua au sol, sur le dos, au moyen d’éclats de bois fichés dans les paumes de ses mains mutilées tandis qu’un gros rocher lui écrasait les pieds. Il se remit à crier faiblement, malgré son bâillon, en voyant les disciples positionner Fwi-Song juste au-dessus de lui ; ce dernier manipula maladroitement des liens situés sur le côté de sa litière et, au bout d’un moment, un petit rabat s’ouvrit mollement sous son poids énorme, à l’aplomb de l’humain étouffé et tout éclaboussé de sang qui gisait sur le sable. Sur un signe du prophète, les hommes l’abaissèrent jusque sur le prisonnier, dont les gémissements cessèrent. Le prophète sourit et trouva enfin une position confortable par petits déplacements successifs de sa masse énorme, comme un oiseau qui s’apprête à couver ses œufs. Il était si corpulent qu’il masquait entièrement la forme humaine étalée sous lui. Il se mit à chantonner distraitement sous le regard attentif de l’assistance décharnée qui psalmodiait lentement, doucement, en se balançant debout avec un bel ensemble. Fwi-Song se mit à osciller doucement d’avant en arrière, insensiblement d’abord, puis de plus en plus nettement ; la sueur perla sur le dôme doré de son visage. Haletant, il fit un geste imprécis en direction des fidèles ; les deux femmes en bandelettes s’avancèrent et entreprirent de lécher les filets de sang qui coulaient de la bouche du prophète, dégoulinaient sur ses doubles mentons et descendaient jusqu’à sa formidable poitrine comme des traînées de sang vermillon. Fwi-Song émit un son étranglé, parut s’affaisser et demeura quelques instants inerte ; puis, d’un geste étonnamment vif et vigoureux des deux bras, il frappa en pleine tête les deux femmes occupées à le débarbouiller. Elles détalèrent et retournèrent se mêler à l’assistance. M. Premier entonna un chant plus sonore, que les autres reprirent après lui.

Au bout d’un moment, Fwi-Song ordonna qu’on soulève à nouveau sa litière. Les porteurs le hissèrent péniblement dans les airs, mettant au jour le cadavre écrasé de Vingt-septième, dont les geignements s’étaient tus à jamais.

On releva le corps, on le décapita et on détacha la calotte crânienne. Puis on mangea son cerveau, et à ce moment-là seulement Horza vomit.

— Et maintenant, chacun de nous deux est devenu l’autre, entonna solennellement Fwi-Song en s’adressant au crâne évidé du jeune homme.

Puis il jeta dans le feu, par-dessus son épaule, le contenu sanglant de son bol. Le reste du corps fut jeté à la mer.

— Seuls le cérémonial et l’amour du Destin nous distinguent de la bête, ô signe de la dévotion du Destin, gazouilla Fwi-Song tandis que, sous les yeux de Horza, les servantes lavaient et parfumaient son corps.

Toujours lié à son piquet, maintenu au sol et la bouche pleine de bile, Horza respirait méthodiquement. Il n’essaya même pas de répondre.

 

Le cadavre de Vingt-septième dérivait lentement vers le large. On sécha Fwi-Song de la tête aux pieds. Ses maigres fidèles restaient assis alentour, apathiques, ou surveillaient l’ébullition du liquide infect dans les bacs. M. Premier et ses deux assistantes ôtèrent leurs bandelettes et se retrouvèrent donc qui en tunique souillée mais sans accroc, qui en haillons déchiquetés. Fwi-Song se fit apporter devant Horza et déposer sur le sable.

— Sache, offrande des vagues, moisson de l’océan moutonneux, que mon peuple s’apprête à mettre fin à son jeûne. (Le prophète tendit brusquement un bras tout tremblotant de graisse afin d’englober les disciples qui s’affairaient auprès des chaudrons et des feux. Une puanteur d’aliments putréfiés envahit l’atmosphère.) Ils mangent ce que les autres laissent, ce que les autres ne veulent pas toucher, car ils souhaitent se rapprocher de la substance même du Destin. Ils mangent l’écorce à même l’arbre, l’herbe à même le sol, la mousse à même le rocher ; ils mangent le sable, les feuilles, les racines et la terre ; ils mangent la coquille et les entrailles des animaux marins, la charogne de la terre et des mers ; ils mangent les produits de leur propre corps et partagent les miens. Je suis la source de toute chose. Je suis la fontaine, la saveur sur leur langue. Toi, bulle d’écume sur l’océan de la vie, toi tu es signe. Fruit de l’océan, tu comprendras avant le moment de ta désagrégation que tu es tout ce que tu as mangé, et que la nourriture n’est rien d’autre qu’excréments non encore digérés. Voilà ce que j’ai compris, voilà ce que tu verras aussi.

L’une des assistantes revint du rivage avec les dentiers propres de Fwi-Song. Il les lui prit des mains et les replaça dans leurs chiffons, quelque part derrière lui.

— Toute chose périra, mais nous ne périrons pas ; tout prend le chemin de la mort et de la désagrégation nées de la splendeur de l’ultime consommation.

Le prophète souriait toujours à Horza ; autour de lui s’allongeaient sur le sable les ombres de l’après-midi, tandis que ses sujets souffreteux se préparaient à absorber leur immonde repas. Horza assista à leurs tentatives, parfois infructueuses malgré les encouragements de M. Premier, mais qui, dans l’ensemble, s’achevaient par des vomissements. Ils cherchaient leur souffle entre deux gorgées laborieuses, mais rejetaient le plus souvent ce qu’on les forçait à engloutir. Fwi-Song les regardait tristement en secouant la tête.

— Vois-tu, même mes plus proches enfants ont encore des progrès à faire. Il nous faut supplier et prier pour qu’ils soient prêts quand le moment viendra, car il viendra, et ce dans quelques jours à peine. Nous devons espérer que leurs corps, qui ne sont pas assez en prise, en communication avec toute chose, ne fera pas d’eux des êtres méprisables aux yeux et dans la bouche de Dieu.

Espèce de sale bouffi. Si tu savais… Tu es à ma portée. Je pourrais te rendre aveugle, à cette distance ; cracher dans tes petits yeux, et alors peut-être…

Mais peut-être pas, songea Horza. Les globes oculaires du géant étaient si profondément enfouis entre la peau flasque de son front et celle de ses pommettes que la salive venimeuse qu’il aurait pu projeter en direction du monstre doré pouvait tout aussi bien ne pas atteindre comme prévu les membranes de l’œil. Mais c’était tout ce qu’il avait trouvé pour se consoler. Il pouvait toujours cracher dans les yeux du prophète, et voilà tout. Peut-être cette méthode se révélerait-elle efficace ultérieurement, mais il était stupide de vouloir l’appliquer maintenant. Horza préférait avoir affaire à un Fwi-Song bien voyant et tout gloussant qu’à un prophète aveugle et enragé.

L’obèse continuait à lui parler, sans jamais lui poser de questions ni jamais s’interrompre, mais en se répétant de plus en plus. Il lui racontait ses révélations, sa vie passée ; il avait été monstre de cirque, favori d’un satrape étranger sur un Mégavaisseau, adepte d’une religion à la mode à bord d’un autre Mégavaisseau… C’était d’ailleurs là qu’il avait eu la révélation, et convaincu une poignée de convertis de le suivre sur une île afin d’attendre la Fin de Toute Chose. D’autres disciples s’étaient présentés lorsque la Culture avait annoncé le destin qui attendait l’Orbitale de Vavatch. Horza n’écoutait que d’une oreille, occupé à réfléchir à toute allure pour trouver le moyen de s’en sortir.

— … Nous attendons la fin de toute chose, le tout dernier jour. Nous nous préparons à la consommation finale en mélangeant les fruits de la terre, de la mer et de la mort aux corps frêles faits de chair, de sang et d’os qui sont les nôtres. Tu es le signe, l’amuse-gueule, le fumet qui nous étaient destinés. Tu dois te sentir honoré.

— Puissant Prophète, déclara Horza en déglutissant péniblement et en faisant son possible pour s’exprimer calmement. (Fwi-Song s’interrompit, accentua le plissement de ses paupières et fronça légèrement les sourcils.) Je suis en vérité un signe, un signe qui vous est destiné. Je vous fais don de moi. Je suis le fidèle… le disciple dont le chiffre, le nom est : Dernier. Je suis venu vous délivrer de la machine venue du Vide. (Horza jeta un coup d’œil à la navette posée, portes ouvertes, tout au bout de la plage.) Je sais comment éliminer cette source de tentation. Laissez-moi vous prouver mon zèle en rendant cet infime service à votre souveraine et majestueuse personne. Alors vous verrez en moi votre ultime et plus dévoué serviteur : celui qui vient en Dernier, juste avant la désintégration, pour… pour armer de courage vos ouailles en vue de l’épreuve toute proche, et faire disparaître la mécanique tentatrice des Anathématiques. Je me suis mêlé aux étoiles, à l’air et à la mer afin de vous apporter ce message, cette délivrance.

Horza s’arrêta là, la gorge et les lèvres sèches, les yeux emplis de larmes par la puanteur lourdement épicée de la pitance des Mangeurs, que lui apportait une légère brise. Fwi-Song se tenait parfaitement immobile, affalé sur sa litière, et dévisageait Horza, les yeux réduits à de simples fentes, fronçant ses sourcils bulbeux.

— Monsieur Premier ! s’écria-t-il en se retournant vers l’individu blafard occupé à masser le ventre d’un infortuné Mangeur qui geignait, couché sur le sable.

L’interpellé se leva et s’approcha du prophète géant, qui lui adressa la parole dans sa langue mystérieuse en désignant Horza d’un mouvement de tête. M. Premier s’inclina légèrement, puis passa derrière Horza en prenant quelque chose dans les plis de sa tunique au moment où il sortait du champ de vision du Métamorphe. Ce dernier sentit son cœur battre à grands coups et reporta un regard éperdu sur Fwi-Song. Qu’avait dit le prophète ? Qu’allait faire M. Premier ? Des mains apparurent au-dessus de sa tête ; elles tenaient un objet. Horza ferma les yeux.

Un bâillon lui fut fermement appliqué sur la bouche. Il avait la même odeur fétide que les aliments des Mangeurs. Sa tête fut plaquée contre l’épieu. Puis M. Premier revint se tenir près du disciple couché. Horza regarda Fwi-Song, qui déclara :

— Bien. Comme je te le disais…

Horza cessa d’écouter. La foi cruelle du prophète obèse ne différait pas sensiblement d’un million d’autres dogmes ; seul son degré de barbarie la rendait inhabituelle en ces temps prétendument civilisés. Encore un effet pervers de la guerre, sans doute ; à mettre au compte de la Culture. Fwi-Song discourait, mais à quoi bon lui prêter attention ?

Horza se souvint : la Culture n’éprouvait que pitié envers celui qui croyait en un Dieu omnipotent ; elle ne se préoccupait pas plus des fondements de sa foi que du fou délirant qui se prétend Empereur de l’Univers. La nature de sa croyance n’était pas totalement dépourvue d’intérêt à ses yeux – dans la mesure où, compte tenu du milieu et de l’éducation reçue par le sujet, elle pouvait éclairer le dérapage qui s’était produit en lui – mais elle ne prenait pas son point de vue au sérieux.

C’était aussi ce que ressentait Horza face à Fwi-Song. Il voyait seulement en lui le maniaque qu’il était de toute évidence. Que sa folie se pare de cérémonial, cela ne changeait rien à l’affaire.

Nul doute que, dans ce cas précis, la Culture tomberait en désaccord avec lui ; elle prétendrait que la folie et la croyance religieuse présentaient de nombreux points communs. Mais que pouvait-on attendre d’autre de la Culture ? Les Idirans, eux, savaient ; et s’il n’approuvait pas tout ce qu’ils prêchaient, Horza respectait au moins leurs doctrines. Leur mode de vie tout entier, la moindre de leurs pensées, tout était illuminé, guidé et gouverné par une religion/philosophie unique, une foi en l’ordre et la place de chacun, et en un genre de rationalité sacrée.

Si les Idirans avaient foi en l’ordre, c’était parce qu’ils avaient été trop souvent confrontés à son contraire. D’abord dans leur propre passé planétaire (par la course à l’évolution extraordinairement farouche à laquelle ils avaient dû prendre part sur Idir) puis – après leur entrée dans la société de l’amas stellaire auquel ils appartenaient – tout autour d’eux, au contact des autres espèces. Ils avaient souffert du manque d’ordre, et avaient perdu des millions de sujets dans des guerres ineptes exclusivement inspirées par la cupidité où ils se retrouvaient engagés en toute innocence. Ils s’étaient montrés naïfs, candides ; ils avaient trop espéré que les autres fonctionneraient de manière aussi sereine, aussi rationnelle qu’eux-mêmes.

Les Idirans croyaient en une prédétermination des lieux : tel individu trouverait éternellement sa place en tel ou tel endroit – que ce soient les hautes terres, les régions fertiles, les îles tempérées –, qu’il y soit né ou non ; le même raisonnement s’appliquait aux tribus, aux clans et aux races de leur planète (et même aux espèces extraplanétaires ; la plupart des anciens textes sacrés s’étaient avérés suffisamment adaptables et imprécis pour coïncider avec la découverte que les Idirans n’étaient pas seuls dans l’univers. Les textes prétendant le contraire avaient été promptement écartés et leurs auteurs maudits selon le rituel, dans un premier temps, avant de sombrer dans l’oubli pur et simple). Au niveau le plus prosaïque, ce dogme pouvait se ramener à une certitude simple : il existait une place pour chaque chose, et chaque chose devait occuper la place qui lui revenait. Cela fait, Dieu serait satisfait de l’univers, et la paix et la joie éternelles succéderaient au chaos.

Les Idirans se considéraient comme les agents de cette vaste restructuration. Ils étaient les élus ; Dieu leur avait donné la paix nécessaire à la compréhension de ses vœux, puis l’impulsion qui leur avait permis de passer de la contemplation à l’action, en mettant à profit les forces du désordre, celles-là même qu’ils étaient censés combattre, ainsi qu’ils l’avaient peu à peu compris.

Dieu nourrissait pour eux un autre dessein que l’étude. Ils devaient trouver leur place, du moins dans la galaxie ; et peut-être même en dehors. Les espèces parvenues à maturité pouvaient rechercher leur propre salut ; il fallait qu’elles conçoivent leurs propres lois et fassent la paix avec Dieu selon leurs propres termes (et, signe de générosité de Sa part, Il se réjouissait de leurs succès, même quand ils Le reniaient). Mais les autres, celles qui essaimaient, chaotiques et toujours belliqueuses… elles avaient besoin d’être guidées.

L’heure était venue pour les Idirans de rejeter ce jouet d’enfant qu’était l’effort égocentrique. Le simple fait qu’ils s’en soient rendu compte le prouvait clairement. En eux, et par le Verbe qu’ils avaient hérité du divin, par la Formule inscrite dans leur patrimoine génétique, un message nouveau était transmis : Mûrissez, Assagissez-vous. Préparez-vous.

Horza n’avait pas plus foi que Balvéda en la religion des Idirans, et voyait d’ailleurs dans leurs idéaux surdéterminés, trop bien ordonnés, la négation de la vie qu’il méprisait déjà tant chez la Culture, malgré son éthique plus indulgente au départ. Seulement, les Idirans ne comptaient que sur eux-mêmes, au lieu de se reposer comme elle sur des machines ; ils appartenaient donc encore pleinement au règne du vivant. Et pour Horza, cela faisait toute la différence.

Jamais les Idirans ne soumettraient les civilisations les moins évoluées de la galaxie ; jamais ne viendrait le jour du Jugement dernier dont ils rêvaient. Mais c’était la certitude même de cette ultime défaite qui rangeait les Idirans dans le bon camp ; elle faisait d’eux des êtres normaux, leur donnait une place dans la vie de la galaxie considérée dans son ensemble. Ils ne représentaient qu’une espèce de plus, une espèce qui se développerait et prendrait de l’ampleur pour parvenir en dernier lieu à la phase stationnaire que finissaient toujours par atteindre les espèces non suicidaires ; là s’arrêterait leur quête. Encore dix mille ans et les Idirans ne seraient plus qu’une civilisation parmi d’autres ; ils se contenteraient de vaquer à leurs propres occupations. On chérirait peut-être le souvenir de l’époque des conquêtes, mais à ce moment-là, elle n’aurait plus de sens ; il y aurait bien quelque théologie créative pour en fournir l’explication. Les Idirans avaient été par le passé des êtres sereins enclins à l’introspection, et ils le redeviendraient.

En dernière analyse, les Idirans étaient des créatures rationnelles. Ils se fiaient au bon sens avant d’écouter leurs émotions. Leur seul credo infondé était de dire que la vie avait un sens, qu’il existait une chose appelée « Dieu » pour laquelle toutes les langues ou presque possédaient un équivalent, et que ce Dieu désirait une existence meilleure pour Ses créatures. Alors ils poursuivaient eux-mêmes ce but, et se prenaient pour les bras, les mains et les doigts de Dieu. Mais le moment venu, ils reconnaîtraient leur erreur, ils verraient qu’il ne leur appartenait pas d’instaurer l’ordre ultime. Ils atteindraient à la sérénité et trouveraient la place qui leur revenait. La galaxie et ses civilisations multiples les assimileraient.

La Culture était d’une autre trempe. Elle pratiquait une politique interventionniste continuelle et de plus en plus étendue dont Horza ne voyait pas la limite. Son expansion pouvait se perpétuer indéfiniment, puisqu’elle n’était pas régie par des contraintes naturelles. Telle une cellule maligne, un cancer génétiquement, constitutionnellement privé d’interrupteur « marche-arrêt », la Culture continuerait de s’étendre tant qu’on le lui permettrait. Donc, puisqu’elle refusait de s’arrêter d’elle-même, il fallait bien qu’on le fasse à sa place.

Voilà la cause à laquelle il avait depuis bien longtemps décidé de se dévouer. Telles étaient les pensées de Horza, tandis que Fwi-Song s’escrimait à lui parler. Et cette cause, il ne pourrait plus la servir s’il ne réussissait pas à échapper aux Mangeurs.

Fwi-Song déblatéra encore quelque temps puis, sur un mot de M. Premier, ordonna qu’on fasse pivoter sa litière afin de pouvoir haranguer ses fidèles. Ceux-ci étaient pour la plupart très malades, ou manifestement sur le point de l’être. Fwi-Song revint au langage que Horza ne comprenait pas et délivra un discours aux allures de sermon sans prêter attention aux vomissements intempestifs qui secouaient certaines de ses ouailles.

Une forme de guerre
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